Le premier roman de Bruno Crépeault, La mémoire du funambule, a connu un destin exceptionnel. Lauréat du Prix littéraire de l’Abitibi-Témiscamingue en 2005, il a enthousiasmé le jury, au premier chef celle qui le présidait, Jocelyne Saucier. Malgré quoi, son auteur a laissé sommeiller le manuscrit pendant sept ans, sans le proposer à un éditeur, sans esquisser le moindre geste en vue d’une éventuelle publication.


Or, par un heureux hasard, l’un des membres du jury, Denis Cloutier, s’est retrouvé en 2011 directeur littéraire des Éditions du Quartz. En plus d’avoir de la suite dans les idées, ce dernier a gardé un souvenir émerveillé du texte de Crépeault et, malgré la décision préalable du nouvel éditeur de ne pas publier de romans, son conseil d’administration s’est vite laissé convaincre d’aller de l’avant avec la publication du manuscrit.


Entre-temps, l’auteur valdorien remportait un autre Prix littéraire en 2006, il se lançait dans l’écriture d’un livret d’opérette, Les Jardins d’Ève, mis en musique par le compositeur James Dowdy, puis, en 2010, il se distinguait lors du Festival ludique international de Partenay, en France, avec son jeu de société dénommé Gaïa, une ingénieuse course jusqu’au centre de la terre.


La mémoire du funambule est une œuvre troublante. C’est l’histoire de Jacob Bespin traînant, à diverses étapes de sa vie, ses douleurs affectives et le mal-être de qui ne parvient pas à s’affranchir de ses démons. Ce qui fait l’originalité et ce qui donne du prix à ce récit est la substance qui le nourrit. Nul personnage n’y est dessiné à gros traits, chacun est doté de toute la complexité qu’impose la vie. L’auteur ne fait pas que se glisser dans la peau de son personnage-narrateur, il en habite les moindres fibres, les moindres replis. Ce que sa mère Simone, ce que son ami Samuel ou sa compagne Anna, ce que son ami polonais Smitrovich ou sa fille Élia éprouvent, il le ressent jusqu’à la morsure. C’est l’abîme de l’altérité. Il y a là quelque chose des rapports fusionnels, avec ce que cela implique de maladif, d’éminemment écorchant.


Tout cela, Bruno Crépeault a trouvé une manière neuve de l’exprimer, à travers l’inventivité des formes et l’éclatement du discours narratif, De page en page, quelque chose de frémissant, une inspiration de grande amplitude, des dialogues effervescents. Le défi était énorme et il a su user de la puissance incantatoire du langage pour le relever. Une exploration de l’intime, dans un jeu d’équilibre sans cesse recomposé.


On y trouve en outre plusieurs bonheurs d’expression : « Les rares voitures qu’il croise roulent si lentement qu’elles semblent poussées par le vent. » Ou encore : « Finalement, Jacob se dira qu’il vaut mieux laisser le passé là où il est. Quelque part en mémoire. »  


Voilà donc un magnifique roman, qui imprègne la mémoire et qui renouvelle radicalement la littérature abitibienne. D’une grande puissance d’évocation, il nourrit la hâte de le relire. Rarement un roman fut-il affublé d’un titre aussi pertinent, illustrant aussi fidèlement son propos


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