Lorsqu’il est question de l’étude de « l’imaginaire de la fin » au sein des productions culturelles, par exemple dans les films catastrophes, il existe une phrase fort connue des cercles universitaires et sur laquelle je souhaite m’attarder. Attribuée au théoricien Frederic Jameson1 initialement, puis au philosophe Slavoj Žižek, qui y ajoute ses réflexions, la phrase est la suivante : « Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. » Dans le contexte où s’écrit cette chronique, il semble pertinent de développer cette idée pour mieux comprendre ce qui se passe autour de nous, dans les supermarchés par exemple, mais aussi au sein de notre société.

L’idée selon laquelle il nous est plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme permet de comprendre la portée idéologique du cinéma et des médias populaires. Dans les films catastrophes, par exemple, un phénomène naturel (raz-de-marée, pandémie, etc.) apporte des bouleversements profonds à la société – souvent occidentale – qui, une fois les dommages contrôlés, arrive généralement à rétablir une forme d’ordre social permettant la poursuite de la logique politique et économique du capitalisme. Ce type de production culturelle promeut une forme de réconfort idéologique. Quoi qu’il arrive, nous pourrons continuer à cumuler le capital et poursuivre une existence ancrée dans une logique de libre marché.

En 2009, le théoricien Mark Fisher2 part de cette idée selon laquelle la fin du monde est plus facile à concevoir que celle du capitalisme pour décrire ce qu’il nomme le réalisme capitaliste. Pour lui, le réalisme capitaliste consiste à concevoir le capitalisme comme l’unique système économique viable, sans autre possibilité envisageable. Accepté comme un état de fait inéluctable, le réalisme capitaliste va au-delà des simples productions culturelles ou publicitaires; il se manifeste dans toutes les sphères de la vie, de l’éducation au marché du travail, et à la pensée générale qui circule dans nos sociétés.

Mais avec la pandémie actuelle et ses répercussions impensables il y a quelques semaines à peine, le réalisme capitaliste est en crise…

Certes, on a pu constater la logique du chacun pour soi et de l’accumulation du capital dans les instants qui ont suivi les premières restrictions imposées au Canada : le papier hygiénique, comme le désinfectant à main et certaines denrées non périssables, sont devenus soudainement les objets les plus convoités. À l’instar du capital sous ses formes plus traditionnelles, ces articles sont devenus les porte-étendards d’une plus-value inestimable. Au moment où les indices boursiers chutaient à vue d’œil, la logique de l’accumulation incessante de capital s’est repliée sur ces objets, et ce, contre toute logique, puisque rien n’indique dans l’immédiat une potentielle pénurie dans les épiceries et chez les autres détaillants. Rappelons-le, le papier hygiénique n’est pas un produit exotique; il est fabriqué ici même, au Québec. En somme, si pénurie il y a, il manquera de camembert français bien avant qu’il ne manque de PQ…

Le réalisme capitaliste s’est donc manifesté de façon frappante dans les premières journées de la crise. Mais plus les jours passent, plus il se produit des choses qui n’ont jamais pu être prédites par les productions culturelles issues du réalisme capitaliste : comme Žižek le note dans un éditorial publié le 19 mars3 : « En temps de crise, nous sommes tous socialistes – même l’administration Trump considère une forme de revenu de base universel – un chèque de 1 000 $ pour chaque citoyen adulte. » Le réalisme capitaliste semble s’être tu, alors que les différents paliers de gouvernement annoncent des mesures aussi exceptionnelles qu’interventionnistes.

En somme, des solutions de rechange semblent émerger de la crise, qui se distancent des scénarios plus communs, notamment ceux des films-catastrophes. La priorité accordée au gain et à l’accumulation laisse place à des priorités collectives axées sur le bien commun. À ce sujet, Žižek pose des questions fascinantes : « Ce socialisme imposé sera-t-il un socialisme pour les riches (rappelons-nous le soutien accordé aux banques en 2008 alors que les gens ordinaires ont perdu leurs épargnes)? L’épidémie sera-t-elle réduite à un autre chapitre dans la longue histoire de ce que Naomi Klein nomme le “capitalisme du désastre”, ou verrons-nous plutôt émerger un nouvel ordre mondial (plus modeste, peut-être, mais surtout plus équilibré)? »

Mais surtout, comment les productions culturelles vont-elles refléter le potentiel au-delà du réalisme capitaliste?

1. Voir Frederic Jameson, Seeds of Time, 1994.

2. Voir Mark Fisher, Capitalist Realism : Is There No Alternative?, 2009.

3. https://www.rt.com/op-ed/483528-coronavirus-world-capitalism-barbarism/ 


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