À l’hiver 2021, le Cégep de l’Abitibi-Témiscamingue lançait la première édition du concours d’écriture boréale. Pour y participer, les auteur(e)s devaient étudier dans l’un des trois campus du Cégep ainsi que soumettre un texte littéraire respectant plusieurs critères, dont la thématique : le corps.

En mai dernier, le jury a annoncé les quatre lauréates de cette édition :

  • Alice Allard pour « Ciel couvert »;
  • Florence Desjardins pour « Distante »;
  • Mélissa Jacob pour « Gémeaux »;
  • Paméla Julien pour « Pour Coralie ».

Les gagnantes ont remporté une bourse ainsi que la chance que leur texte soit publié dans L’Indice bohémien (deux dans le numéro de septembre et deux dans le numéro d’octobre). Merci aux deux étudiantes finissantes en arts visuels, Frédérique Lecours et Arianne Goudreau, qui ont créé des œuvres inspirées par chacun de ces textes.

DISTANTE

Ce n’était pas son fils que le sergent-détective pourchassait depuis deux jours, mais un criminel qui avait procédé à un rapt.

La piste finit par aboutir. Les policiers étaient arrivés devant une cabane enveloppée par le couvert des arbres. Ils se déployèrent tout autour de la construction, laissant la discrétion dans leurs véhicules. Leurs armes levées, ils bloquaient la sortie et ordonnèrent aux occupants de quitter le logement, les mains en l’air, désarmés et sans faire de mouvements brusques.

Ce n’était pas son fils que le sergent-détective allait voir sortir du bâtiment et ensuite arrêter, mais un criminel qui avait procédé à un rapt.

Une poignée de policiers entra, dont le sergent-détective en charge de l’opération, parcourant rapidement la pièce principale vide. Ils se positionnèrent devant la porte du fond, que l’un d’entre eux défonça d’un coup de pied bien senti.

Ce n’était pas son fils que le sergent-détective devrait peut-être abattre s’ils se faisaient menacer avec une arme en entrant, mais un criminel qui avait procédé à un rapt.

Devant eux se trouvait celle qu’ils cherchaient, sans vie. Ils savaient tous qu’ils la retrouveraient ainsi, mais cette découverte macabre leur donna un haut-le-cœur. Peut-être était-ce aussi en raison du deuxième corps reposant à ses côtés, une arme à feu à proximité. Les murs et le plancher ressemblaient à une œuvre de Jackson Pollock, pour laquelle il n’aurait utilisé que du rouge sur sa palette. Le sang était encore frais, et la femme reposait dans une mare écarlate.

Le sergent-détective fut pris d’un vertige violent. Il dut sortir de la pièce pour ne pas se précipiter vers le cadavre de l’homme.

C’était le fils du sergent-détective.

 

***

Ils étaient arrivés à destination. Le petit chalet, perdu au milieu d’une forêt aussi dense qu’ancienne, les attendait. Les arbres commençaient lentement à avaler la cabane de leurs ombres, l’aspirant lentement pour la réunir avec la terre sur laquelle elle était érigée. L’homme ne s’en était jamais préoccupé, tout comme sa belle, qui reposait sur le siège passager du véhicule, sans bouger ou même émettre le moindre son. Il extirpa son imposante carrure de la minuscule automobile et ouvrit la porte de sa compagne. Un sourire en coin, il la prit dans ses bras pour l’amener vers la demeure, comme il l’avait déjà fait de nombreuses années auparavant alors qu’ils venaient de s’échanger leurs vœux. Elle se laissait molle, ne protestant pas, son corps flasque et d’un froid alarmant. Il la déposa dans la pièce du fond, qui comprenait un divan d’un autre âge, un tapis étonnamment doux et moelleux, un meuble rabougri qui avait été jadis le compagnon d’une télévision cathodique et, finalement, un congélateur branché à une génératrice à l’extérieur, qui alimentait aussi la seule lumière du bâtiment. Il installa confortablement sa douce, la recouvrant d’une couverture probablement plus lourde que le chalet tout entier, dans une tentative de faire monter sa température corporelle.

Elle exprimait une cruelle indifférence depuis deux jours. Il en souffrait, son amour pour elle brûlant plus que jamais. Il avait pris la décision de l’amener se ressourcer ici, dans le fond de la forêt frémissante de feuillages fouettés par la brise. Si froide, si distante, si silencieuse… Il devait lui remonter le moral, en commençant par lui cuisiner un bon petit repas réconfortant. L’ombre de la forêt créait une illusion de pénombre qu’il déjoua en démarrant la génératrice à l’extérieur, permettant à l’ampoule accrochée à une poutre au plafond de s’allumer. Elle allait être revigorée après avoir dégusté le mets qu’il lui concocterait : une lasagne. Qui plus est, son corps glacé finirait bien par se réchauffer après avoir mangé un bon repas chaud!

Une assiette dans chaque main, il entra dans la pièce pour découvrir qu’elle n’avait pas bougé; elle était encore recouverte de la couverture et était restée allongée. Poussant un soupir, il déposa avec le plus grand soin leur souper sur le petit meuble et décida de la redresser lui-même en position assise. Elle gardait son regard vide, son visage fermé, aux traits quelque peu affaissés, ce qui était nouveau. Elle ne prononça pas un seul mot de tout le repas, ne toucha pas à une seule miette de son assiette et ne dirigea pas un seul regard vers son compagnon. Si belle, si froide, si distante… Elle qui rayonnait d’habitude, étouffant presque les autres avec son exubérance. Elle avait muté en un être sombre, muet, incapable de faire preuve de la moindre émotion. Sa souffrance de voir son seul amour s’abandonner si facilement à l’apathie lui crevait le cœur; il en ressentait une douleur physique tranchante, tailladant tant son être qu’il était tenté de s’autodétruire.

Il ne se laisserait pas faire. Il avait apporté le roman préféré de sa belle et il comptait lui lire les premiers chapitres. Elle fermait toujours les yeux lorsqu’il s’exécutait, laissant sa voix grave la bercer et l’endormir. Il plaçait ses derniers espoirs en cette simple activité, qui représentait un moment intime et qui prenait une place presque sacrée dans leur couple. L’intimité qui les unissait dans ces instants qui semblaient si brefs ne pouvait être comparée à aucune autre activité. Lorsqu’ils s’installaient ainsi, ils ne faisaient plus qu’un; les mots sortaient des pages, allant ensuite se déposer sur ses lèvres. Il n’avait qu’à les expirer doucement, tel un murmure, pour qu’ils se rendent tranquillement jusqu’à sa belle, enrobant finalement leurs esprits dans le brasier de leur intimité et de leur amour.

Il l’étendit tranquillement sur le tapis, sa couverture l’enveloppant toujours, et posa délicatement sa tête sur ses jambes. Son corps glacé ne semblait pas déterminé à produire de la chaleur, ses mains froides et ses lèvres bleues n’ayant toujours pas repris une température décente, rien ne laissant présager de futures intentions de reprendre un peu de mordant. Il regarda tendrement son doux visage d’ange et ressentit un petit serrement au cœur lorsqu’il remarqua son regard toujours aussi vide, qu’elle avait laissé dériver sur le côté. Allait-elle finir par bouger, par montrer ne serait-ce qu’un semblant d’intérêt envers toutes ses démarches et ses tentatives pour lui insuffler un peu de vitalité? Allait-elle finalement émerger de sa torpeur qui l’habitait depuis deux jours et cesser d’être si froide?

Il s’éclaircit la gorge et ouvrit délicatement l’ouvrage. Aucune réaction. Bloquant toute émotion inappropriée qui pourrait gâcher sa lecture, il inspira et expira lentement, laissant toutefois sortir un léger sifflement qui avait réussi à s’échapper. Il était saisi d’une appréhension lui tordant les entrailles. Il s’agissait de sa dernière carte; il avait épuisé, depuis deux jours, tous les moyens qui auraient pu lui venir à l’esprit pour la revigorer, pour qu’elle cesse d’être si froide. Il dut cligner quelques fois des yeux pour éclaircir sa vision, embrouillée par les larmes. Amorçant sa lecture, il réussit à refouler les dernières traces d’un quelconque sentiment en ne se concentrant plus que sur les mots remplissant la page qui se situait devant ses yeux. Sa voix grave tremblait lorsqu’il prononça les premiers mots, mais après quelques lignes, un calme serein l’envahit. Il était de retour dans l’une de leurs séances, là où l’amour et le bien-être étaient maîtres de leurs êtres.

Quelque chose semblait clocher cependant. Le calme, la sérénité, la chaleur ne les enveloppaient pas totalement. Son regard se posa sur sa belle. Elle n’avait pas effectué le moindre mouvement, elle ne souriait même pas. Il était l’interrupteur, elle, l’ampoule. Le courant qu’il activait ne se rendait plus à elle, il ne l’éclairait plus. Elle n’était plus qu’un corps indifférent, faisant preuve d’une froideur déchirante.

Il n’en pouvait plus.

Les cris, les pleurs, peu importait ce qu’il dirigeait vers sa personne. Elle restait si froide, sans jamais vouloir revenir vers lui. Il pourrait, non, il devait aller la rejoindre. Comment faire, comment procéder, dans un chalet qui ne servait que comme lieu de repos lors de parties de chasse? De chasse…

***

Un coup de feu tiré,

Douleur si déchirante,

Amour désabusé,

Où serait son amante?

***

Rejoins-moi.

Écoute-moi.

Suis ma voix.

Suis ta voie.

***

Impossible. La simple possibilité d’envisager une fin d’existence seul ne se dessinait pas dans son esprit. Sa présence à ses côtés, son toucher de velours, témoin de ses mains si douces, la grâce imprégnant chacun de ses pas… Il lui était tout simplement inconcevable de penser à son absence, tant ces éléments l’avaient marqué. Elle ne pouvait avoir disparu si facilement, elle devait encore être en train de respirer, de bouger, de vivre. Il ne la laisserait pas seule ici. Il ne se le pardonnerait pas. Elle repartirait avec lui et il vivrait le reste de ses jours avec sa dulcinée. Au diable la justice! Au diable les poursuites criminelles! Que pouvait donc être la signification, l’impact, de ces mots vides de sens sur un homme seul, sur un homme désespéré, sur un homme endeuillé? Son père était policier depuis de très nombreuses années; il avait été témoin de choses bien pires, bien plus affreuses et dérangeantes qu’un simple cadavre volé à la morgue.


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