« L’art sauvera le monde », a dit l’auteur russe Dostoïevski.

D’abord, qu’est-ce qui le menace, l’art, et pourquoi? Côté physique, les dérèglements environnementaux d’origine humaine le poignardent et l’empoisonnent déjà. Mais il y a pire car, côté organisationnel, avec la compétitivité érigée en seule voie possible et même en vertu, pourra-t-on éviter encore longtemps de se taper sur la gueule, et d’aplomb?

Mais tout ceci, quoique potentiellement mortel, n’est malgré tout qu’une incidence; la cause première est, à mon sens, idéologique. De un, nous nous sommes laissé persuader que la gestion a réponse à tout, et de deux, la soumission aveugle à ses modèles nous rend impotents et ennuyeux. La vie est plate quand nous l’achetons en kit plutôt que de la recréer par nous-mêmes et pour nous-mêmes. Je reconnais sans difficulté que la gestion est adaptée à l’entreprise car celle-ci poursuit un but simple. Mais en revanche, que signifie la marotte « faire du profit » une fois plaquée sur la vie d’une personne? Comment « investir » dans son couple ou devenir « performant » socialement? Ce sont des notions cul-de-sac qui ne mènent surtout pas à une vie intéressante, parce que pour forcer quelque chose d’aussi riche et multiforme que la vie à entrer dans un schéma binaire, il faut obligatoirement l’aplatir…


Les Maîtres du Marché paralysant

Une personne ne sera jamais une entreprise… sauf qu’à force de se faire marteler le contraire, on l’assimile au moins en partie, et dans cette mesure, on conforme sa vie à un modèle inapplicable. Résultat des courses? Ici, dans les pays avancés où, en gros, on a intériorisé la « réalité » telle qu’inculquée à grand renfort de spectacle, de publicité et de fonctionnement technologique, on s’autopunit moralement pour notre inadéquation au seul système qu’on croit possible et imaginable, et on gobe des antidépresseurs à la pelle. (Ailleurs au moins, la peur de la matraque est fondée sur une chose qui existe physiquement plutôt que sur une représentation insaisissable.)

Les « Maîtres » ont assuré que le marché règlerait tout à condition de s’y soumettre, et les élus n’ont jamais osé les contredire, encore moins les cotiser sérieusement. Ces temps-ci, il devient clair qu’ils mentent, soit en prétendant le tout-au-marché bénéfique pour tous, soit en se prétendant compétents eux-mêmes. Mais on s’en fout de trancher s’ils sont malhonnêtes ou incompétents : dans les deux cas, ils ne feront rien pour nous. Ce qui nous occupe c’est de trouver des voies pour rompre la platitude qui découle de la dépendance au système.

Et c’est ici que l’art sauvera le monde. Tout comme les rôles que les enfants joueront plus tard émergent déjà dans leurs jeux d’enfants, ainsi, pour les grands, l’art recèle le ferment d’un monde autre. Les formalisations inusitées rencontrées dans l’art de recherche authentique ouvrent d’autres façons d’appréhender les choses, de développer des liens non formatés pour conforter les habitudes paresseuses. C’est dans l’effort de récapitulation des moments de conscience qui nous ont forgés tels que nous sommes qu’on réapprend progressivement à se construire soi-même. Souvent avec les autres plutôt qu’isolés dans la bulle
stérilisante de la consommation inutile. //


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