Il y a longtemps que j’ai commencé à m’intéresser à la pauvreté. Je ne suis pas devenu spécialiste, mais passionné. Comme vous, j’aurais voulu sauver l’humanité, peu importe ce que ça veut dire. J’ai souvent pensé à participer à l’aide humanitaire, mais je n’aurais jamais plus trouvé le sommeil. Si je n’étais pas si mauviette, je serais même devenu infirmier de guerre. Le cœur gros comme ça, je serais allé mourir plus loin. 

Dans ma ville nordique, on peut reconnaître et même nommer les plus pauvres. Jadis, il y avait Ti-Guy, célèbrement pauvre. Tout le monde l’aimait, ce phénomène. Mais pour certains, sa situation semblait plus difficile à voir : les experts disent que la pauvreté se cache. Je vous dirais, en toute humilité, que ça dépend de qui regarde qui. Très jeune, je suis allé à la rencontre de la pauvreté incarnée en Haïti. Elle ne se cachait pas du tout. En fait, ce n’était pas vraiment une rencontre; on ne traverse pas les mondes si aisément. Elle m’est apparue, cette entité errante, biologiquement foutue, rachitique, chaude comme si elle venait de sortir des entrailles de la terre encore vibrante. Son dos tenait en l’air par nécessité, par miracle aussi. Elle avait mille visages à la fois. Je n’ai rien compris. C’est insupportable pour nous, cette misère. De la coopération internationale, qu’ils disaient. Je ne vous raconte pas les nuits d’insomnie.

Lorsque je suis allé à Montréal pour mes études, je n’avais jamais vu autant de Ti-Guy. Au début, je les saluais tous, et je m’arrêtais parfois pour discuter et leur donner du p’tit change, pour leur développement économique comme dit la Banque Mondiale. À la longue, j’ai compris que je n’en aurais jamais assez pour tout ce beau monde-là. J’ai donc appris à les ignorer le plus possible jusqu’à ce qu’ils n’aient, finalement, plus de nom. Juste pour ça, c’est décidé, j’irai crever plus loin. 

Depuis, je me suis repris en main. Afin de combattre le fléau chez nous, tranquille, je vends de bons légumes frais et je récure des chiottes à temps partiel, à Québec, chez les plus démunis que moi. Parfois des gens à moitié morts, pour ainsi dire, et plutôt cachés chez eux. Ceux-là, ils sont très gentils et s’excusent même d’exister dès qu’ils en ont la chance, parce qu’ils se sentent misérables et honteux de l’être. Ils sont officiellement reconnus comme pauvres par le gouvernement et ont droit à des services de santé. Ce n’est pas comme les autres, à la bibliothèque Gabrielle-Roy, qui sont pauvres de manière informelle et donc épiés jour et nuit par la police. Un vieux sociologue moisi et oublié, Georg Simmel (1858-1918), était d’avis que c’est l’assistance sociale qui, en organisant les pauvres dans une classe inférieure aux gens « bien comme il faut », crée le statut social et légal des pauvres. Il semblerait qu’on organise tout ici, même la misère. Cela dit, on peut se sentir pauvre sans être identifié comme tel, et inversement aussi. 

En somme, si vous me demandiez comment reconnaître un pauvre sans s’y méprendre, je vous dirais que ce n’est pas possible. Vraiment, la pauvreté n’a pas de visage.