Ce texte s’inscrit dans la foulée des événements qui ont mené à l’annulation des spectacles SLĀV et Kanata de l’artiste Robert Lepage cet été. De nombreuses voix se sont élevées via les médias traditionnels et les réseaux sociaux sur les thématiques de l’appropriation culturelle, de la liberté d’expression et de la censure. 

Là-dessus, bien franchement, on mérite tous une belle fessée collective. Pas pour nous punir, mais pour nous réveiller.

Quand on prend un peu de recul, on se rend compte que dans cette histoire, tous les points de vue sont valables, et pas si éloignés les uns des autres. Betty Bonifassi, cette chanteuse française d’origine serbe, niçoise et italienne, fait depuis plusieurs années un travail anthropologique et artistique remarquablement important en dénichant et en faisant entendre de par le monde de magnifiques chants d’esclaves, donnant voix à une réalité trop souvent ignorée. Robert Lepage, créateur reconnu à l’échelle internationale et artiste phare de la création théâtrale contemporaine, travaille depuis longtemps à la découverte de l’autre comme moyen d’expression et de rapprochement. C’est d’ailleurs ce qui fait sa renommée (et par extension, une belle partie de celle du Québec) à travers le monde. Quant aux artisans qui ont travaillé sur ces productions, ils ne peuvent que s’être considérés, à un moment ou à un autre de l’histoire, privilégiés de mettre leur talent au service d’un message aussi important et universel.

Ceci étant dit, il faut également prendre conscience que les communautés culturelles qui portent un historique d’oppression souffrent de blessures indélébiles qui transcendent les générations. Celles-ci ne peuvent disparaître; elles doivent guérir, et ça passe inévitablement par l’appropriation et l’amour de leur culture. C’est ainsi que les descendants de la souffrance ont appris à se battre afin de préserver chaque parcelle de progrès. À ne laisser personne déterminer ce qu’ils sont, ont été et seront. À protéger leurs acquis et à revendiquer pour obtenir les suivants. Ils ont adopté ce réflexe de protection comme un bouclier de survie culturelle qu’ils apprennent progressivement à sortir et à ranger aux bons moments. 

Si la confiance se donne, elle se gagne aussi. L’ayant bien compris, le Québec compte beaucoup de sympathisants à des causes qui, sans en avoir eux-mêmes vécu les répercussions, acceptent par solidarité et par respect d’en partager publiquement le combat. Il s’agit d’ailleurs d’un des plus beaux gestes d’amitié et d’acceptation qui soient.

Jonglant consciencieusement entre argent, opinion populaire et valeur artistique, les entrepreneurs culturels sont un peu les acrobates des affaires. Notre rayonnement dépend de leur habileté à conjuguer ces sphères, à trouver dans chaque projet l’équilibre adéquat qui générera un maximum de retombées. S’ils ont parfois l’odieux de prendre de difficiles décisions, ils trouvent très certainement leur reconnaissance dans ce qu’ils arrivent à redonner au monde qui les entoure ainsi que dans leur capacité à générer les moyens d’en faire encore davantage (eh oui, ça passe entre autres par l’argent).

Voyant cela, force est de constater que tous les points de vue sont valables, et au fond assez bien intentionnés. Et pourtant, nous nous retrouvons devant ce gâchis monumental que j’oserais qualifier de « beau paquet de bouette multicolore ».

Des artistes sont brimés dans leur liberté d’expression alors qu’ils ont à peine ouvert la bouche. Des communautés sont heurtées dans leurs blessures les plus profondes et n’en retirent aucune avancée. Des producteurs perdent non seulement une occasion de créer de la valeur, mais voient la suivante être amputée. Et notre société, amoureuse des arts, défenderesse de la liberté et avant-gardiste du vivre-ensemble, se voit privée d’une grande beauté, encore une fois déchirée et accablée d’une honte qu’elle s’inflige inutilement. 

La bonne nouvelle, c’est qu’on n’est pas obligés de s’arrêter là. On peut aussi faire un pas en avant, laisser une partie du débat derrière, pardonner les maladresses et se concentrer sur les vrais enjeux sur lesquels nous semblons, finalement, assez d’accord : la liberté de penser, de créer et de s’exprimer; le droit de tous à participer; la volonté de porter ce message partout, de façon universelle. 

Je terminerai cet édito en m’adressant à mes collègues des médias. Dans un monde où les canaux ouverts prennent de plus en plus de place, il faut faire attention à la façon dont nous utilisons nos tribunes. S’il est encore pertinent et important de faire entendre toutes les voix pour favoriser l’émergence des idées, nous avons aussi la responsabilité de canaliser ces discours vers quelque chose de cohésif et de constructif. Nous sommes les mieux placés pour le faire, sinon les seuls. Ainsi, nous continuerons à remplir notre mission commune : être un moteur d’avancement et un socle social essentiel à l’émancipation de nos communautés.

C’est facile de se critiquer les uns les autres. Maintenant, il serait grand temps de commencer à construire. Et qui sait, ce beau paquet de bouette multicolore pourrait peut-être se transformer en quelque chose comme un grand projet social? 

Voici des liens vers d’autres textes qui nous ont semblé intéressants et constructifs :

Nous vous invitons également à continuer à vous exprimer sur la question dans un esprit d’ouverture et d’avancement collectif. 


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