Depuis des millénaires, l’Abitibi-Témiscamingue est un territoire anicinabe. Disons 8000 ans pour faire un chiffre rond. Bien qu’on trouve sur le territoire des noms comme Harricana ou Opasatica, les noms de nos villes et villages sont plutôt issus de la colonisation. Si Abitibi signifie « partage des eaux » et Témiscamingue, « eaux profondes », peu de cantons et paroisses rendent justice à la présence des Anicinabek, qui remonte bien avant que Montcalm affronte les Anglais sur les plaines d’Abraham. Comme 2019 a été décrétée Année internationale des langues autochtones par l’ONU, il serait intéressant de visiter notre rapport au territoire à travers la toponymie.

En avril dernier, j’ai assisté au spectacle Okikeska de Pierre Labrèche qui résulte d’un projet de création du Festival des contes et légendes de l’Abitibi-Témiscamingue. L’histoire relate la recherche du conteur pour trouver le nom original du lac La Motte où il habite, tel qu’il était nommé par les Anicinabek avant d’être rebaptisé. Au long de sa quête auprès des aînés de Pikogan, il découvre de multiples noms qui ont changé au gré de la signification de ceux qui y ont vécu : Kekeko, Okikikisak, Okikeska. Le lieu a été tour à tour désigné de façon toute naturelle, selon qu’on y trouvait un oiseau en particulier, l’élargissement du cours d’eau ou cette grande rivière qui est le chemin vers le Nord. En plus d’être empreintes de poésie, ces désignations pratiques reflètent le lien avec le territoire, qui est celui de l’utilisateur de passage respectueux, pas celui du conquérant qui s’en approprie le sol. Même si je ne suis ni sociologue ni historienne, le nom du lieu est à mon avis très révélateur du mode de pensée et de la culture.

La toponymie de l’Abitibi et du Témiscamingue reflète souvent l’esprit des conquérants qui ont baptisé leurs villages de noms puisés loin dans leur propre histoire. La Reine, Béarn, Bourlamaque, Cadillac, Poularies, Figuery, Villemontel, Cléricy tirent leur nom parmi de hauts gradés de l’armée française. Juste à côté, s’égrènent comme un chapelet des villages aux noms de saints. Par exemple, à Amos, la paroisse Sainte-Thérèse d’Avila, aussi désincarnée que possible des lieux où elle s’érige, fait référence à une religieuse née en Espagne en 1515. Dans mon quartier de Rouyn-Noranda, Sacré-Cœur, le nom des rues puise aussi à ce qu’il y a de plus colonialiste comme vision : Thompson, Chadbourne, des administrateurs de la Noranda Mines; Churchill, premier ministre d’Angleterre; Élisabeth et George, de la monarchie britannique. À défaut de susciter un sentiment d’appartenance au territoire, ces références historiques nous rappellent au mieux de quel côté a été le pouvoir en Abitibi jusque dans les années 1970 : pas chez les francophones, encore moins chez les autochtones.

Il y aurait au Canada environ 70 langues autochtones encore utilisées, dont les deux tiers sont menacées de disparaître. Or, la présence vivante des langues, même si elle complique les procédures administratives, fait partie de la richesse culturelle d’un pays parce qu’elle contribue à enrichir ses différentes perspectives sociales. Selon un comité mandaté par Patrimoine canadien, seules trois langues autochtones survivront au Canada si aucune mesure concrète n’est mise de l’avant pour les protéger et les promouvoir.

Selon l’UNESCO, « les langues jouent un rôle crucial dans la vie quotidienne de tous les peuples, étant donné leurs implications complexes en termes d’identité, de diversité culturelle, d’intégration sociale, de communication, d’éducation et de développement. À travers les langues, les gens participent non seulement à leur histoire, leurs traditions, leur mémoire, leurs modes de pensée, leurs significations et leurs expressions uniques, mais plus important encore, ils construisent leur avenir[1]. »

MINWASHIN

Afin de proposer un début de remède à la situation, l’organisme Minwashin, présidé par Richard Kistabish et coprésidé par Roger Wylde, propose sur son site Internet une série de mesures concrètes permettant de participer à la revitalisation de la langue anicinabe. Parmi celles-ci, télécharger des applications mobiles comme le Algonquin Picture Dictionary ou le Kokom’s translator; suivre des formations sur la langue, l’histoire et les réalités autochtones à l’UQAT; encourager nos municipalités ou nos organisations à ajouter des panneaux d’interprétation et de signalétique en langue anicinabe. Je pousserais la proposition jusqu’à remplacer « rues des Cèdres » par « rue Chicobi », à détrôner la rue Élisabeth par le nom d’un grand chef ayant vécu sur le territoire, d’un ou d’une artiste, bref, des porteuses et porteurs d’identité choisis par les peuples autochtones concernés. Nommer le territoire n’a rien d’innocent.

La question n’est pas de revenir en arrière et de renier l’histoire plus récente qui a mené à construire l’Abitibi-Témiscamingue que nous connaissons aujourd’hui. L’humanité se déplace, elle se transforme, elle s’adapte, elle évolue. Mais il faut savoir reconnaître la menace qui pèse sur les langues minoritaires parce qu’elles sont vulnérables. Chaque langue qui s’éteint est un train en route vers l’uniformisation de la pensée. Les Québécois et les Franco-Ontariens sont bien placés pour comprendre cette réalité, dans le contexte de l’Amérique du Nord où l’anglais domine largement, mais ils ont la chance d’être dans le grand réseau de la francophonie. La langue abénaquise, pour ne nommer que celle-là, n’a pas ce garde-fou culturel.

Références :

https://fr.unesco.org/IY2019

http://patrimoinevivant.qc.ca/2019/01/annee-langues-autochtones/

http://www.toponymie.gouv.qc.ca/ct/a-propos-commission/jalons-historiques/evolution-historique.aspx

https://www.youtube.com/watch?v=drJB5A5lOQ0

[1] https://fr.unesco.org/IY2019


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